Lettre mensuelle aux membres de la Confrérie (25 mai 2018)
De la maternité de sainte Jeanne d’Arc
Portrait de Jeanne d’Arc selon une miniature du XVe s., musée de Rouen
Lundi dernier a été célébrée pour la première fois dans l’Église universelle[1] une fête mariale intitulée : « Marie Mère de l’Église », parce qu’en la fête de la Pentecôte, la Mère du Sauveur a enfanté une seconde fois le Christ, mais cette fois-ci son Corps mystique qu’est l’Église, de nouveau sous l’action du Saint-Esprit (cf. Lc 1, 35). Déjà sainte Thérèse de Lisieux disait de la Bienheureuse Vierge Marie qu’« Elle est plus mère que reine ».
Restant sauf le titre de Mater Ecclesiæ, exclusivement réservé à la Sainte Vierge, pourquoi n’y aurait-il pas également des « Mères dans l’Église », qui seraient comme le pendant féminin de ceux que l’Église a appelés très tôt les « Pères de l’Église »[2] ? Le propre d’une mère étant de donner la vie, d’allaiter et d’élever son enfant, le rôle des « Mères dans l’Église » serait d’enfanter les âmes à la vie de l’Église, de les nourrir en leur expliquant l’Évangile et de les faire grandir dans la foi et les autres vertus chrétiennes.
Au XVème siècle, époque de virilité marquée, comment ne pas reconnaître l’intervention proprement divine à l’égard d’une jeune bergère devenue femme soldat, à la tête de l’armée royale ? Si Jeanne est ainsi l’instrument du surnaturel, c’est que Dieu a bien quelque chose à nous dire à travers l’épopée de « la Vierge stupéfiante » (Pie II). D’autant que nous sommes bien renseignés sur ses paroles : l’auteur d’un tout récent Dictionnaire à la fois scientifique et amoureux sur notre héroïne estime que « nous sommes en présence du personnage de l’humanité, après Notre-Seigneur Jésus-Christ et la Très Sainte Vierge Marie, le plus documenté de tous les temps »[3].
Pourtant, comment une jeune vierge de 19 ans peut-elle exercer une maternité spirituelle ? Comment la jeune bergère qui « ne savait ni a ni b » peut-elle être enseignante dans l’Église ? Comment enfin celle que ses juges ont déclarée hérétique peut-elle ensuite être présentée en modèle aux Chrétiens ?
En appelant « Mère dans l’Église » les « femmes fortes »[4] – il y en a eu, et il y en a encore aujourd’hui – qui, par leur témoignage de foi, ont influencé la vie de l’Église et l’ont imprégnée du rayonnement de leur spiritualité, alors oui : il nous est permis d’accorder ce titre à la Pucelle d’Orléans, dont le destin a fortement marqué, non seulement les Français, mais encore l’Église universelle.
Afin d’approfondir la maternité de Jeanne dans les divers aspects de l’Église, envisageons la division traditionnellement tripartite de l’Église : militante, souffrante et triomphante. À l’instar du Christ, son « doux Seigneur », Jeanne est elle-même passée par ces trois étapes successives.
I) Jeanne : une Mère dans l’Église militante
Comme on ne peut être père sans d’abord avoir été fils, c’est en étant une « fille modèle » que Jeanne peut devenir une mère spirituelle ; fille respectueuse de ses parents bien sûr[5], en application du 4ème Commandement : « Tu honoreras ton père et ta mère » (Ex. 20, 12). Mais sa piété filiale dépasse la simple filiation naturelle d’avec ses parents pour s’épanouir jusque dans sa relation à l’égard de Dieu, de l’Église et de son pays, envers lesquels elle exerça saintement cette vertu de piété.
Maison natale de Jeanne à Domremy-la-Pucelle
§ 1. Fille de Dieu
Fille de Dieu, Jeanne l’est devenue comme tout Chrétien le jour de son baptême, semble-t-il en la fête de l’Épiphanie 1412. Mais cette appellation devient le titre particulier qui lui est attribué de son vivant pour montrer aux yeux de tous qu’elle est envoyée « de par Dieu ». C’est du reste ainsi que l’appellent ses « Voix », saint Michel surtout qui lui annonce que sa mission va commencer : « Va, fille de Dieu, va ! Je serai ton aide ! − Fille de Dieu, il faut que tu quittes ton village et ailles en France ».
Fille saine et sainte[6], examinée physiquement par d’autres femmes[7] et intellectuellement par un conseil de théologiens à Poitiers (mars 1429), son message est rendu facilement et rapidement crédible. Au village de Domremy, on s’accorde pour la dire simple, pieuse, honnête et serviable[8].
Sa mère lui avait transmis les rudiments de la foi : elle connaissait son Credo, son Pater et son Ave Maria[9]. Ses « Voix » complètent son éducation et l’aident à « se gouverner ». « Sois sage et bonne enfant, va souvent à l’église », lui conseillera par exemple l’archange saint Michel.
Jeanne & ses Voix. Tableau de Hermann Anton Stilke (XIXe s.)
Elle aimait aller prier seule à l’église paroissiale ou à la chapelle plus reculée de Notre-Dame de Bermont ; son amour pour l’intimité avec le Seigneur la prédisposait déjà aux apparitions célestes dont elle bénéficierait dès l’âge de 13 ans. Son guide, c’est Jésus, dont le nom devient, dans la spiritualité profondément christocentrique de l’époque, « comme le souffle incessant de son âme, comme le battement de son cœur, le centre de toute sa vie »[10].
Elle a en effet constamment sur les lèvres le Nom du Christ Seigneur ; Il est sa vie. « J’ai bon Maître, à savoir Notre-Seigneur, auquel je me rapporte de tout. Notre-Seigneur a toujours été le maître de mes faits, et l’ennemi n’y eut jamais puissance ». À son procès, elle répondra souvent : « Je m’en rapporte, Je m’en attends à Notre-Seigneur ».
La fidèle Servante n’entre pas au service de Charles le dauphin, elle est au royal service de son « Droiturier et Souverain Seigneur », le Christ. « Qui est ton Seigneur ? » lui demanda Baudricourt – « C’est le Roi du Ciel », répondit l’adolescente. Charles VII n’était que le « lieu-tenant » de Dieu : le locum tenens du vrai Roi de France : Jésus-Christ. C’est ce qu’illustre magistralement la triple donation du 21 avril 1429 qu’elle demanda au roi de ratifier devant notaires[11].
Miniature d’un manuscrit de 1505
Instruite du plan divin la concernant, Jeanne se décide à vivre résolument l’engagement qui lui est demandé : elle est en cela un magnifique exemple de fidélité à la vocation[12]. La « Patronne du laïcat chrétien », comme l’appelle Jacques Maritain, « enseigne à la fois son devoir d’obéissance dans l’ordre spirituel et l’autonomie absolue de son action dans l’ordre temporel »[13]. Jeanne d’Arc n’est en effet qu’un exécutant parfait des ordres venus d’En-haut.
§ 2. Fille de l’Église
Par son baptême, tout chrétien devient également fils de l’Église, laquelle nous enfante à la vie surnaturelle. C’était du reste le cri de sainte Thérèse d’Avila en mourant : « Je suis fille de l’Église ! ». Saint Cyprien, Père de l’Église, disait également : « Nul n’a Dieu pour père s’il n’a pas également l’Église pour mère ».
Par son comportement, elle rayonne des vertus chrétiennes. Face à la rudesse des soldats qu’elle est amenée à côtoyer, elle les évangélise par sa bonté, son courage et son extraordinaire pureté. Sa vie devient alors « une source surnaturelle d’inspiration pour [notre] propre vie, inspirée par un exemple aussi glorieux que fructueux de l’histoire de France qui est aussi l’histoire de l’Église »[14].
L’interrogatoire qu’elle eut à subir lors de son procès cherche à la piéger sur sa soumission à l’Église institutionnelle afin de pouvoir la déclarer hérétique. Les questions sont révélatrices, et les réponses de Jeanne sont d’une limpidité et d’une profondeur étonnantes :
« Nous vous demandons si vous avez fait quelque chose contre la foi, si vous voulez vous en rapporter à la détermination de notre Sainte Mère l’Église ? – Que mes réponses soient vues et examinées par les clercs et que l’on me dise ensuite s’il y a quelque chose qui soit contre la foi chrétienne... S’il y a quelque chose de mal contre la foi chrétienne que Dieu a commandée, je ne le voudrais soutenir et serais bien courroucée d’aller contre. »
Jeanne interrogée dans sa prison par le Cardinal de Winchester. Tableau de Paul Delaroche (XIXe s.)
« Voulez-vous vous mettre en la détermination de notre Sainte Mère l’Église de tout ce que vous avez fait, soit en bien, soit en mal ? – Quant à l’Église, je l’aime et je voudrais la soutenir de tout mon pouvoir pour notre foi chrétienne, et ce n’est pas moi qu’on devrait empêcher d’aller à l’église et d’entendre messe. – Voulez-vous vous rapporter de vos dits et de vos faits à la détermination de l’Église ? – Je m’en rapporte à Dieu qui m’a envoyée, et à Notre Dame et à tous les saints et saintes qui sont au paradis. Et il me semble que c’est un et même chose de Dieu et de l’Église, et que de cela on ne doit pas faire difficulté ; pourquoi en faites- vous difficulté ? »[15]
« Croyez-vous que vous êtes soumise à l’Église de Dieu qui est sur terre, à savoir notre seigneur le pape, les cardinaux, archevêques, évêques et autres prélats de l’Église ? – Oui, Dieu premier servi – Avez-vous commandement de vos voix de ne pas vous soumettre à l’Église militante qui est sur terre ni à son jugement ? – Je ne réponds rien que je prenne dans ma tête, mais ce que je réponds, c’est du commandement de mes voix et elles ne me commandent pas que je n’obéisse à l’Église. »[16]
Fille de l’Église, elle se soumet entièrement à son chef visible, le Souverain Pontife à qui elle en appelle lors de son procès, comme c’était le droit de tout accusé et qui lui sera refusé : « De tout ce que j’ai dit et fait, que cela soit transmis à Rome devers notre sire le pape, à qui, et à Dieu d’abord, je me rapporte »[17]. Car pour elle, le Christ et l’Église, « c’est tout un ».
Son amour de l’Église va jusqu’à l’héroïsme puisqu’il la conduit à l’oblation : Jeanne voit le déroulement des événements avec un regard vraiment surnaturel, comme provenant de la volonté de Dieu, et les hommes – même les clercs indignes – comme ses instruments pour l’accomplir. « Dans l’amour de Jésus, Jeanne trouve la force d’aimer l’Église jusqu’à la fin »[18].
§ 3. Fille de France
Nous sommes tous les enfants de notre pays : nos parents nous enfantent à la vie naturelle, l’Église à la vie surnaturelle, et notre pays à la société civile, en nous offrant une terre, une langue, un patrimoine. « Patrie » signifie d’ailleurs : la « terre de nos pères ». L’honneur dû à notre pays est, en ce sens, le prolongement du 4ème Commandement de Dieu. Jeanne a rempli ce devoir au plus haut point, jusqu’à la mort.
Avec un aplomb qui dut fortement déplaire à ses juges ecclésiastiques, elle insistera sur la mission unique et personnelle qu’elle avait reçue de Dieu pour intervenir dans le sort de son pays livré à l’occupant anglais par le calamiteux traité de Troyes (1420) :
« Personne au monde, ni duc, ni fille du roi d’Écosse ne peut recouvrer le royaume de France ; il n’y a de salut qu’en moi. Je préférerais bien cependant filer auprès de ma pauvre mère ; car ce n’est pas là œuvre des personnes de mon état ; mais il faut que je le fasse, car ainsi le veut mon Seigneur ».
Dans la bouche d’une paysanne, c’eût été un délire d’extravagance et d’orgueil si pareil discours n’était pas suivi des mots : « Ainsi le veut mon Seigneur », pour lequel vouloir c’est pouvoir. Elle doit rendre Dieu à la France et la France à son Dieu. « Je puis tout en celui qui me fortifie », répétait-elle après saint Paul (Phil. 4, 13). Et ça, ce n’est pas de la témérité mais la foi ; c’est faire une confiance absolue en Dieu, alors que tout pouvait sembler perdu au milieu de cette France exsangue et découragée.
À 17 ans à peine, elle redonne espérance aux Français qui n’y croyaient plus, enlisés dans l’interminable Guerre de Cent Ans. Sans remettre à plus tard sa décision, sur l’ordre de ses « Voix », elle part aussitôt redonner courage au Dauphin appelé à devenir roi de France, lequel n’était plus que le « roi de Bourges », se croyant même fils illégitime.
Entrevue de Jeanne d’Arc & Charles VII à Chinon, basilique de Domremy
Paysanne qui n’avait pas été formée à la politique, elle avait compris l’injustice de cette occupation étrangère dont les pauvres gens étaient les premières victimes, dans l’insécurité d’un conflit qui n’en finissait pas. Le lien existant dès l’origine entre son expérience mystique et sa mission politique « fait de cette jeune fille un cas unique dans l’histoire de l’Église », a dit Benoît XVI[19], et il constitue « un des aspects les plus originaux de sa sainteté ».
Lorsque l’archange saint Michel se manifeste à Jeanne alors qu’elle n’a encore que 13 ans, elle se sent autant appelée à « intensifier sa vie chrétienne » qu’à « s’engager personnellement dans la libération de son peuple ». Pour cette « nouvelle Moïse », remplir ses devoirs envers Dieu va de pair avec honorer ceux envers son pays. Cette libération nationale est œuvre de justice humaine, que Jeanne va accomplir avec charité, par amour pour le Christ, charité qui fascina tant le poète Charles Péguy[20]. Ce qui en fait, continue Benoît XVI, « un bel exemple de sainteté pour les laïcs engagés dans la vie politique, en particulier dans les situations les plus difficiles »[21].
Étant la digne fille de son pays, Jeanne devient sa protectrice non seulement ici-bas par son combat mené contre l’ennemi, mais encore après sa mort par le titre que lui accordera Pie XI de « Patronne secondaire de la France » (1922) : au Ciel, sa mission n’est donc pas terminée. Dans sa lettre apostolique Galliam Ecclesiæ filiam primogenitam (« France, fille aînée de l’Église ») par laquelle il lui décerne ce titre glorieux, le Pape est persuadé que ce patronage « pourra devenir pour la France une cause de bien, de prospérité et de bonheur »[22].
Depuis, la ferveur du peuple français reconnaissant continue de l’invoquer pour obtenir par son intercession, encore aujourd’hui, le secours de Dieu qui s’était fait en elle si éclatant.
II) Jeanne : une Mère dans l’Église souffrante
« Le martyre est le suprême témoignage rendu à la vérité de la foi », dit le Catéchisme de l’Église catholique (§ 2473). C’est la voie qu’a suivie Jeanne pour être étroitement configurée au Christ, le « Serviteur souffrant » (cf. Is. 50, 4-7). Par son procès et par sa mort, elle mérite encore le titre de « Mère dans l’Église ».
§ 1. La Passion de Jeanne
Le mystère de la souffrance fait entièrement partie du plan rédempteur de Dieu. La maternité entre de plain-pied dans ce mystère, comme l’évoque Notre-Seigneur :
« La femme, lorsqu’elle enfante, éprouve de la tristesse, parce que son heure est venue ; mais, lorsqu’elle a donné le jour à l’enfant, elle ne se souvient plus de la souffrance, à cause de la joie qu’elle a de ce qu’un homme est né dans le monde » (Jn 16, 21).
La maternité spirituelle n’échappe pas à cette règle, et l’Apôtre des Gentils compare lui-même son apostolat à un enfantement douloureux : « Mes petits-enfants que j’enfante encore, pour lesquels je ressens encore les douleurs de l’enfantement, jusqu’à ce que Jésus-Christ soit formé en vous » (Gal. 4, 19). C’est donc en souffrant sa Passion que Jeanne enfanterait spirituellement de nombreuses âmes. N’est-ce pas au pied de la Croix que la Vierge Marie est devenue la Mère de l’humanité[23] ?
De même que Jésus fut trahi par l’un de ses proches, l’apôtre Judas (cf. Lc 22, 48), Jeanne sera trahie devant Compiègne, faite prisonnière le 23 mai 1430 et vendue aux Anglais par Jean de Luxembourg pour la somme de 10.000 £. Sa Passion commence alors, marquée par le long et dramatique procès qui la conduira au bûcher.
Sainte Thérèse de Lisieux jouant sa propre pièce de théâtre dans le rôle de Jeanne d’Arc (1895).
Le premier procès de Jeanne, celui qui l’amène à sa condamnation, se déroule de janvier à mai 1431. Il deviendra le prototype de tous les procès politiques, « le plus infâme qui ait épouvanté les hommes depuis celui de Jésus-Christ » (Léon Bloy). Là, elle doit faire face à des hauts prélats et théologiens de la prestigieuse Université de Paris réunissant plus de trois cents prêtres, trois cardinaux et onze évêques à la solde des Anglais, sous l’égide d’un nouveau Caïphe en la personne de l’évêque de Beauvais, Pierre Cauchon.
Ce n’est pas un chef de guerre qui est ici jugé, c’est une jeune femme seule face à des théologiens aveuglés qui réclament sa mort, lui font du chantage, la terrorisent et même la torturent. C’est bien une Passion, qui n’est pas sans rappeler celle du Christ. L’injustice est criante. Mais Jeanne, bien qu’écrasée par ses juges, ne perd pas pour autant sa dignité. Elle a terriblement peur ; elle est humaine et la mort l’angoisse, mais elle est forte dans sa foi, et rayonnante lorsqu’il est question de celle-ci.
Ce procès nous révèle le cœur ardent de Jeanne. Émouvante de simplicité et de vérité, elle triomphe de tous les pièges que lui tendent ses juges corrompus. Loin de ce qu’ils pensaient alors, c’est finalement son témoignage qui la sortira grandie, elle qu’ils voulaient humilier.
Au fil des procès-verbaux, l’on découvre les admirables répliques de Jeanne et, à travers elles, tout un enseignement moral. Déjà, sa hauteur de vue, ses inspirations spirituelles que ne peuvent comprendre ses juges terre-à-terre. Elle leur parle de libération, ils pensent à une attaque matérielle. Mais tout comme dans la Passion du Christ, ce n’est pas d’une victoire temporelle dont il est ici question, mais bien d’une victoire spirituelle. L’aveuglement de ces juges hypocrites n’est pas sans rappeler celui des Juifs de l’Évangile[24].
« Ce procès, dira Benoît XVI, est une page bouleversante de l’histoire de la sainteté et également une page éclairante sur le mystère de l’Église qui, selon les paroles du Concile Vatican II, est ‘‘à la fois sainte et appelée à se purifier’’[25]. (…) Ces juges sont des théologiens auxquels manquent la charité et l’humilité pour voir chez cette jeune l’action de Dieu. Les paroles de Jésus viennent à l’esprit, selon lesquelles les mystères de Dieu sont révélés à qui possède le cœur des tout-petits, alors qu’ils restent cachés aux sages et aux savants qui n’ont pas d’humilité (cf. Lc 10, 21). Ainsi, les juges de Jeanne sont radicalement incapables de la comprendre, de voir la beauté de son âme : ils ne savaient pas qu’ils condamnaient une sainte. »[26]
§ 2. Comment meurt une Sainte
Le Sauveur a peu agi et beaucoup souffert ; sa grande œuvre, ce fut de mourir : c’est par sa mort qu’il a vivifié le monde. Ceux et celles qu’il s’est choisis n’échappent pas à la règle : « Le disciple n’est pas plus grand que le maître » (Lc 6, 40), lequel doit achever en sa chair « ce qui manque aux souffrances du Christ au profit de son Corps qui est l’Église » (Col. 1, 24). Le baptême de sang est inséparable de la mission divine. D’ailleurs, les deux conseillères qui assisteront Jeanne dans son appel sont précisément deux femmes martyres : sainte Catherine et sainte Marguerite, comme pour lui annoncer son futur sort.
‘‘Les Vigiles de Charles VII’’, miniature du XVe s.
Par une incroyable machinerie, dont l’issue était réglée d’avance, elle allait être déclarée « hérétique, apostate, schismatique, blasphématrice, sorcière, idolâtre, relapse… » : pas moins de 69 chefs d’accusation lui sont reprochés ! « Ne te chaille pas de ton martyre, l’avaient encouragée ses « Voix » : prends tout en gré, Dieu t’aidera ; tu t’en iras par grande victoire en Paradis ! »[27]
Elle est brûlée vive à Rouen le 30 mai 1431. Pour unir son sacrifice à celui de Jésus, elle embrasse et presse contre son cœur une croix qu’on lui a fabriquée, puis demande à avoir devant les yeux une croix de procession, afin d’y puiser force et consolation. Les flammes l’atteignant, elle crie par trois fois : « Jésus ! Jésus ! Jésus ! ». C’est le testament qu’elle nous laisse : le saint Nom de Jésus, qui explique tout ensemble sa mission, son auteur, son but. Sa mort n’altère en rien la popularité qu’elle a rapidement acquise auprès du peuple, ni n’arrête la marche victorieuse de Charles VII, qui l’avait pourtant lâchement abandonnée.
Jeanne d’Arc sur le bûcher place du Vieux-Marché à Rouen. Tableau de Jules-Eugène Lenepveu (1874) au Panthéon de Paris
Des témoins affirmèrent avoir vu son âme sous la forme d’une colombe s’élever vers le Ciel. Son corps virginal était quant à lui entièrement réduit en cendres, en signe de la pénitence qu’elle accomplissait pour cette terre qui la trahissait. « Et Dieu dit : ‘‘Qu’as-tu fait ? La voix du sang de ton frère crie de la terre jusqu’à moi’’ » (Gn 4, 10). Même son cœur qui, dit-on, était demeuré intact, allait être jeté à la Seine par le bourreau[28]. Dieu ne permit pas que l’on conservât ses reliques : son exemple seul devait traverser les siècles jusqu’à nous. « Ô Jeanne ! s’écriait Malraux dans un discours mémorable[29], Sans sépulcre et sans portrait ! Toi qui savais que le tombeau des héros est le cœur des vivants ! »
III) Jeanne : une Mère dans l’Église triomphante
Ici, notre étude ne suit plus la chronologie de la vie de Jeanne, car sa mission a vite rencontré une gloire terrestre qui allait rapidement laisser la place à la douleur. Pour suivre encore le Christ, elle est passée du Thabor au Calvaire : « Celui qui veut être mon disciple, qu’il renonce à lui-même, qu’il prenne sa croix et qu’il me suive » (Mt 16, 24). Revenons ici sur le triomphe terrestre qu’a connu Jeanne, auquel allait succéder un triomphe posthume bien plus grand encore.
§ 1. Le triomphe terrestre
Son succès ici-bas, c’est la complète réussite de sa mission divine : délivrer Orléans de l’occupation anglaise (8 mai 1429) et faire sacrer le vrai roi de France à Reims (seulement deux mois plus tard, le 17 juillet). Confiante en la véracité de ses « Voix », elle s’était écriée : « Mon Seigneur cependant veut que le Dauphin soit fait roi, et tienne le royaume en commande. Il sera fait roi malgré ses ennemis, et c’est moi qui le conduirai à son sacre ». L’extraordinaire chevauchée de Jeanne va durer exactement 487 jours, soit 16 mois.
Sacre de Charles VII, auquel assiste Jeanne. Tableau de Jules-Eugène Lenepveu (XIXe s.) au Panthéon de Paris
Si en France, selon les Lois fondamentales du royaume, la naissance désigne le futur roi, elle ne le constitue pas et ne le met pas en possession du royaume. C’est un roi vassal qui doit attendre l’investiture du suzerain, le Seigneur de Jeanne ; cette investiture se fait par le sacre. Le rôle de Jeanne est alors de conduire Charles VII à Reims pour y recevoir l’Onction sainte : sa mission politique sera là encore couronnée de succès.
Des miracles éclatent de son vivant[30] : à Chinon, elle reconnaît aussitôt son « gentil Dauphin » dissimulé parmi les courtisans alors qu’elle ne l’avait jamais vu, elle soulage les douleurs du duc de Lorraine qui l’avait appelée à son chevet, elle ressuscite un nourrisson à Lagny, elle prédit le départ complet des Anglais dans les sept années qui suivront sa mort…
Dernier miracle que nous tenons à souligner : au moment de mourir, elle obtient ce qu’elle demande témérairement : communier une dernière fois. Bien que condamnée comme hérétique et contre toute règle canonique, elle est autorisée à recevoir la sainte Communion. Qu’il nous soit permis d’y voir ici un « petit » miracle que Dieu favorisait pour lui accorder la force du martyre.
§ 2. La « Sainte de la Patrie »
« Celle qui est l’insigne gloire de votre patrie, l’est en même temps de la religion catholique » dira Léon XIII[31]. Après le triomphe terrestre, suivi immédiatement de sa Passion, son triomphe céleste va commencer. La « revanche » de l’héroïne condamnée franchit une première étape avec son procès en réhabilitation initié dès 1456[32] par le Pape Calixte III à la demande de sa famille, réunissant quelque 120 témoins oculaires.
Cérémonie de canonisation de la Bse Jeanne d’Arc en la basilique Saint-Pierre (1922)
Mais il faudra attendre le 27 janvier 1894 pour qu’elle soit déclarée « Vénérable »[33] (Léon XIII), le 18 avril 1909 pour qu’elle soit béatifiée (saint Pie X) et le 16 mai 1920 pour qu’elle soit canonisée (Benoît XV), dans un contexte historique de violentes luttes anticléricales[34]. Deux ans après sa canonisation (1922), Jeanne est déclarée Patronne secondaire de la France (Pie XI). Elle qui, de son vivant, en appelait au Saint-Père pour que sa cause lui soit transmise, ce sont finalement cinq Papes qui vont lui rendre justice, depuis la révision de son procès jusqu’à son patronage céleste sur la France.
Saintes Patronnes de la France : la Sainte Vierge, sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus & sainte Jeanne d’Arc. Tableau de Sr Marie du Saint-Esprit o.c.d. conservé au carmel de Lisieux (1945).
Lorsqu’un saint est canonisé, c’est l’action indéniable et éclatante de Dieu à travers cette personne que l’Église cherche à exalter. On peut se demander quels avantages cette jeune femme de 19 ans pouvait apporter à l’Église. Mais un saint est toujours un trésor pour l’Église. Plus que soldat, elle fut apôtre ; Jeanne d’Arc ne fut pas canonisée pour avoir servi la France, mais pour avoir servi Dieu – mais en servant Dieu, elle servait son pays. Les comptes rendus du procès de Rouen nous montrent à ce propos son incontestable grandeur d’âme. Sa fête est inscrite au calendrier universel au 30 mai, jour de son dies natalis, c’est-à-dire de sa naissance au Ciel ; elle est solennisée en France le deuxième dimanche du mois de mai.
Après sa canonisation par l’Église catholique vient celle de la République laïque : Jeanne devient la « Sainte de la Patrie »[35], personnifiant le vrai patriotisme français. L’historien Michelet, en 1841, en fait une héroïne incarnant le peuple, capable de cristalliser le sentiment national. Dès lors, historiens et politiciens s’emparent de la jeune Pucelle pour en faire tour à tour une figure traditionnelle de gauche comme de droite. Deux mois après sa canonisation par l’Église, une loi civile toujours en vigueur est votée à l’unanimité, instituant la « fête nationale de Jeanne d’Arc et du patriotisme »[36] fixée au deuxième dimanche de mai : Jeanne devient ainsi la mère de la « nation ». Depuis, une cérémonie militaire a lieu traditionnellement devant sa statue équestre à Paris.
Statue équestre de Jeanne d’Arc, place des Pyramides à Paris (1874)
Tous veulent se reconnaître dans cette figure emblématique, de l’extrême-gauche (on veut la qualifier de « première révolutionnaire » après Jésus, le « premier des sans-culottes » [sic !] selon l’expression du prêtre jacobin Chabot !) à l’extrême-droite (elle est le porte-flambeau du Front National), en passant par les féministes et les « tradis »… Bref, « Jeanne relève du patrimoine universel de l’humanité »[37]. Le nationaliste Maurice Barrès s’en fera l’écho dans un vibrant discours à la Chambre des députés :
« Il n’y a pas un Français, quelle que soit son opinion religieuse, politique ou philosophique, dont Jeanne d’Arc ne satisfasse les vénérations profondes. Chacun de nous peut personnifier en elle son idéal. Êtes-vous catholique ? C’est une martyre et une sainte. Êtes-vous royaliste ? C’est l’héroïne qui a fait consacrer le fils de saint Louis par le sacrement gallican de Reims. Rejetez-vous le surnaturel ? Jamais personne ne fut aussi réaliste que cette mystique ; elle est pratique, frondeuse et goguenarde, comme le soldat de toutes nos épopées… Pour les Républicains, c’est l’enfant du peuple qui dépasse en magnanimité toutes les grandeurs établies… Enfin, les socialistes ne peuvent oublier qu’elle disait : ‘‘J’ai été envoyée pour la consolation des pauvres et des malheureux’’. Ainsi, tous les partis peuvent se réclamer de Jeanne d’Arc. Mais elle les dépasse tous. Nul ne peut la confisquer. »[38]
Elle fait l’unanimité si l’on peut dire, et son culte est répandu jusque chez les « Anglois » qu’elle avait « boutés hors de toute France »[39] ! C’est que la sainteté est à la fois universelle et unifiante.
§ 3. Le Docteur de la Royauté sociale du Christ
Plus encore que Mère, Jeanne est « Docteur », c’est-à-dire qu’elle ne nous laisse pas seulement une spiritualité éducative (ce qui est le propre du père et de la mère), elle est véritablement enseignante par la doctrine ecclésiale qu’elle nous livre au cours de sa courte mais intense « vie publique ».
Docteur ? N’est-ce pas exagéré pour celle qu’on dit analphabète et sachant à peine écrire son nom ? Sa science ne procède pas de son instruction, certes, mais elle est chez elle directement infuse par Dieu, en application de la parole du psaume : « C’est moi qui enseigne aux hommes la vraie science » (Ps. 113, 10). En développement de ce verset biblique, l’Imitation fait dire à Jésus-Christ :
« Celui à qui je parle deviendra vite sage et fera de grands progrès spirituels. (…) C’est moi qui élève l’âme humble en un clin d’œil et lui donne plus de rayons de l’éternelle vérité que si elle avait étudié dix ans dans les écoles. Moi, j’enseigne sans bruit de paroles. »[40]
En déclarant sainte Thérèse de Lisieux Docteur de l’Église universelle, le Pape Jean-Paul II précisait :
« La science de l’amour divin que répand le Père de toute miséricorde, par Jésus-Christ en l’Esprit Saint, est un don accordé aux petits et aux humbles afin qu’ils connaissent et qu’ils proclament les secrets du Royaume cachés aux sages et aux savants. »[41]
« La science de l’amour divin » : c’est parce que Jeanne l’a elle-même éminemment pratiquée et enseignée que l’évêque de Blois de l’époque, Mgr de Germiny, réclamait il y a une dizaine d’années le doctorat pour Jeanne à l’occasion des festivités orléanaises[42].
On pourrait en effet reconnaître dans la Sainte de Lorraine le charisme d’enseignement d’un Docteur de l’Église : cela tant, comme pour la « petite Thérèse », « à la fois à cause du don de l’Esprit Saint qu’elle a reçu pour vivre et exprimer son expérience de foi et à cause de son intelligence particulière du mystère du Christ »[43], que, à l’instar de sainte Catherine de Sienne, de sa sagesse infuse :
« Ce qui frappe plus que tout dans la sainte, c’est la sagesse infuse, c’est-à-dire l’assimilation brillante, profonde et exaltante des vérités divines et des mystères de la foi (…) due à un charisme de sagesse de l’Esprit Saint »[44].
Son enseignement rayonne d’ailleurs jusque dans le Catéchisme de l’Église catholique, qui la cite à quatre reprises : la réception ecclésiale de sa doctrine manifeste bien l’autorité qu’elle a acquise dans l’explicitation de notre foi.
Chaque Docteur de l’Église a en quelque sorte sa spécialité : chacun s’est plu à mettre en lumière l’un des mystères divins en particulier. Pour Jeanne, c’est la doctrine du Christ-Roi : « Tout dans son existence, écrivait l’un de ses biographes jésuite, est pour faire resplendir le dogme de la royauté de Jésus-Christ »[46]. Cinq siècles avant que ne soit instituée la fête du Christ-Roi[47], la « Messagère du Roi du Ciel » se fait le héraut de ce titre royal de Jésus, universel dans son étendue sur les individus, les familles et les nations[48], en application de sa propre parole : « Toute puissance m’a été donnée au Ciel et sur la terre » (Mt 28, 18).
Coupole de la basilique de Domremy : Jeanne offrant la couronne et le sceptre du royaume de France au Christ-Roi
De cette soumission de l’homme à Dieu dépend son bonheur ici-bas, selon ce qu’affirmait Pie XI : « Si les hommes venaient à reconnaître l’autorité royale du Christ dans leur vie privée et dans leur vie publique, des bienfaits incroyables – une juste liberté, l’ordre et la tranquillité, la concorde et la paix – se répandraient infailliblement sur la société tout entière »[49]. Ce principe, Jeanne y croyait de toutes ses forces, et l’on peut dire qu’elle en est véritablement l’apôtre pour l’avoir appliqué, et fait appliquer en son propre royaume. Sa sainteté ne fut-elle pas de se laisser gouverner entièrement par le Christ ?
Les régimes politiques passent, le règne de Dieu demeure. Au-dessus des régimes pour le moins fluctuants, il existe une constitution supérieure qui « ne passera jamais » (1 Cor. 12, 31) : la loi divine promulguée par l’Homme-Dieu. C’est à cela qu’on reconnaissait la Chrétienté : Jésus-Christ, Roi commun des peuples, et la loi de l’Évangile : leur loi première.
Pour Jeanne, le Salut de la France et des Français n’est pas ailleurs que dans la fidélité à sa vocation chrétienne. Née sous trois Papes[50], Dieu ne l’envoie pourtant pas désigner le « bon » Pape, mais placer le « bon » roi sur le trône de France ; elle n’a pas pour mission de mettre un terme au grand Schisme d’Occident mais à la Guerre de Cent ans.
Jeanne rayonne sur toute la sainte Église et sur le monde entier pour y faire éclater la vérité signifiée dans le mystère de l’Épiphanie : la royauté sociale de Notre-Seigneur Jésus-Christ. « Dieu fit naître la Pucelle en la fête de l’Épiphanie, au jour de la manifestation des droits de l’Emmanuel sur les rois et sur les nations qu’elle avait mission de rappeler aux chrétiens oublieux et ingrats. »[51]
La mission de Jeanne dépasse toutefois le domaine du politique, même s’il est essentiel : elle personnifie le surnaturel chrétien faisant irruption dans l’histoire, l’action du surnaturel dans le temporel. « Jamais, sauf peut-être dans l’Ancien Testament, jamais n’était descendu du Ciel un pareil message politique. Scène admirable en vérité, où la leçon de droit public le dispute à la sublimité de l’exemple chevaleresque. »[52]
IV) Jeanne : Mère de la Confrérie royale !
Chers amis et amants de la France, Jeanne est votre mère parce qu’elle a aimé son pays et son roi « jusqu’à la fin » (Jn 13, 1). Il est du rôle d’une mère d’apprendre à ses enfants à aimer, par l’exemple de son cœur maternel : mettons-nous donc à son école pour aimer et servir Dieu, l’Église, notre pays et notre Roi du même amour inconditionnel et du même zèle ardent que notre Sainte nationale ! Défendons et gardons « comme un trésor » (Pv 2, 4) les Lois fondamentales du Royaume que sainte Jeanne d’Arc a si bien honorées.
Chers amis Confrères et sympathisants de la Confrérie royale, pour cela vous vous êtes obligés à un engagement bien léger et pourtant tout-puissant sur le Cœur de Dieu parce qu’il honore sa sainte Mère : la triple récitation quotidienne de l’angélus, auquel est ajoutée l’oraison pour le Roi. Pour réveiller votre ardeur et encourager votre fidélité, rappelons ici que c’est un noble usage français, dû à la piété du roi Louis XI (1472), qui ordonna qu’on sonnât les cloches de toutes les paroisses du royaume le matin, le midi et le soir afin d’imprégner dans son peuple cette belle dévotion mariale.
‘‘L’angélus’’ par Jean-François Millet (1859)
Au temps fixé des miséricordes de Dieu sur la France, d’ailleurs, c’est à l’heure où sonnait l’angélus de midi qu’un archange descendit sur Domremy, comme un autre été descendu sur Nazareth pour saluer la Vierge immaculée. S. Michel répéta les mots de S. Gabriel : « Ne crains pas, fille de Dieu, va ! ». Il lui fera part de l’extraordinaire mission que Dieu veut confier à sa faiblesse. Un fiat, écho de celui de Marie, répondra, dans le cœur de cette humble fille, aux propositions divines. Quand Jeanne s’avancera plus tard à la tête des armées, avec la scène de l’Annonciation brodée sur le pennon de sa lance, on pourra reconnaître à ce signe qu’elle ne marche que par ordre de cet angélus, qu’il est l’instant décisif de son existence, qu’il marque le point de départ de sa mission, de son avenir, de sa gloire.
Beaucoup parmi vous étiez présents à l’inoubliable Jubilé du Puy-en-Velay il y a deux ans. Le commencement de la « vie publique » de sainte Jeanne d’Arc coïncide avec le Grand Pardon de Notre-Dame du Puy de l’an 1429. Si Christine de Pisan a pu chanter : « L’an mil quatre cent vingt et neuf, Reprit à luire le soleil… », c’est que cette année-là, à la prière d’Isabelle Romée, mère de Jeanne, et des hommes que la Pucelle avait envoyés de Chinon, Notre-Dame du Puy, qui est Notre-Dame de France, bénissait les gestes de son envoyée. Jeanne n’avait voulu marcher que sous cette bénédiction.
Dès le mois de mai 1428, Jeanne d’Arc priait Baudricourt « qu’il mandât au Dauphin de se bien tenir et qu’il n’engageât pas la bataille contre ses ennemis, parce que son Seigneur Dieu lui enverrait du secours avant la Mi-Carême ». Pourquoi ? Parce que cette date, à laquelle elle subordonnait le succès de sa mission, c’était celle où sa mère partirait en pèlerinage au Puy, dont le jubilé allait se célébrer le 25 mars. Et le capitaine de Vaucouleurs y envoyait plusieurs de ses compagnons d’armes. C’est de ces prières à Notre-Dame de France que Jeanne attendait la victoire.
C’est au retour des pèlerins du Puy qu’elle fait peindre ses drapeaux : une bannière, un étendard, un fanion, qui figuraient le mystère de l’Annonciation avec l’ange offrant à la Vierge la fleur de lys, « fleur de pureté et fleur de France ». Comme l’a écrit l’un de ses talentueux biographes : « L’image de l’Annonciation, c’est la commémoration constante, auprès d’elle, de cette fête de Notre-Dame du Puy qui lui a été assignée comme point de départ de sa mission »[53]. Aussi le même historien ne fait-il pas difficulté à le reconnaître :
« La Vierge du Puy fut une Notre-Dame des Victoires… Au Puy se sont réfugiés en quelque sorte l’espoir suprême de la France et le culte spécial de la Vierge annoncée, de la Vierge angélique, celle à qui l’ange incliné apporte la couronne, emblème de la pureté. Le sanctuaire du Puy est en même temps le sanctuaire palladium de la royauté française. La Vierge au lys et la royauté des lys, ces deux images sont unies dans l’enthousiasme des foules ».
Jeanne d’Arc, sculpture du R.P. André Besqueut s.j. dans la cathédrale du Puy
Aussi, quelle heureuse et providentielle coïncidence d’avoir à associer la Sainte Vierge et la Sainte Pucelle, toutes deux, dans notre piété de mai ! Le mois de Marie est également celui de Jeanne. En effet, l’histoire de Jeanne d’Arc, c’est le miracle du mois de mai : « C’est en mai que la jeune fille entend ses Voix, étincelantes et inflexibles comme des épées. C’est en mai qu’elle délivre Orléans, cœur de lys et cœur de France. C’est en mai qu’elle est surprise à Compiègne, devant les barrières fermées… Et c’est en mai qu’elle gravira la montagne de feu »[54]. Ajoutons que c’est au mois de mai que sa glorification sera consommée par sa canonisation.
Conclusion
Une vie humaine est-elle moins utile parce qu’elle a été plus courte ? L’intensité avec laquelle la Pucelle a vécu, comme le Christ, sa « vie cachée » dans la prière et l’anonymat, puis sa « vie publique » dans la vertu et le dévouement, explique à juste titre le rayonnement qu’elle a mérité, non seulement en France mais dans le monde entier, dans l’Église universelle.
Le fabuleux destin de Jeanne, qui a consisté à « vivre de manière extraordinaire les choses ordinaires, et de manière ordinaire les choses extraordinaires » selon la définition de la sainteté donnée par Jean-Paul II[55], fait éclater en elle les titres suivants qui l’honorent :
− elle est pleinement femme, vivant la maternité spirituelle et la virginité consacrée qui sont, selon Jean-Paul II, « les deux dimensions de la vocation de la femme »[56]. « Dans ce ‘‘sexe faible’’ impropre aux grandes entreprises éclate l’une des plus foudroyantes réussites de l’histoire, le plus profond et le plus heureux retournement de nos destinées nationales »[57] ;
Plaque commémorative des fiançailles rompues de Jeanne (Toul)
− elle est pleinement apôtre, servante de Dieu dont l’apostolat se résume en une formule lapidaire : « Messire Dieu premier servi ! »[58] pour nous élever en toutes circonstances dans le monde surnaturel ;
− elle est pleinement modèle de sainteté :
« Avec son témoignage lumineux, dit Benoît XVI, sainte Jeanne d’Arc nous invite à un haut degré de la vie chrétienne : faire de la prière le fil conducteur de nos journées ; avoir pleinement confiance en accomplissant la volonté de Dieu, quelle qu’elle soit ; vivre la charité sans favoritismes, sans limite et en puisant, comme elle, dans l’amour de Jésus un profond amour pour l’Église »[59] ;
− elle est pleinement martyre, unissant ses souffrances à la mort rédemptrice du Sauveur ;
− elle est pleinement maîtresse de vie spirituelle : « La pureté de son idéal, la charité de ses motifs, sa piété parfaitement à la portée de tous, conviennent tout-à-fait à l’instruction spirituelle de notre époque », estime le cardinal américain Wright[60].
Au vu de cette liste de titres de noblesse de l’âme, comment ne pas penser à celle qui l’admirait tant, sainte Thérèse de Lisieux, qui s’exclamait :
« Je sens en moi d’autres vocations, je me sens la vocation de guerrier, de prêtre, d’apôtre, de docteur, de martyr ; enfin, je sens le besoin, le désir d’accomplir pour toi Jésus, toutes les œuvres les plus héroïques... Je sens en mon âme le courage d’un Croisé, d’un Zouave Pontifical, je voudrais mourir sur un champ de bataille pour la défense de l’Église... »[61] ?
Pour toutes ces raisons, nous voyons pleinement en Jeanne une Mère dans l’Église, figure de « femme forte » qui porta « sans peur la grande lumière de l’Évangile dans les complexes événements de l’histoire ». Voilà pourquoi, ajoutait Benoît XVI, nous pourrions la « rapprocher des saintes femmes qui restèrent sur le Calvaire, à côté de Jésus crucifié et de Marie sa Mère, tandis que les Apôtres avaient fui et que Pierre lui-même l’avait renié trois fois »[62].
« Quand je suis faible, c’est alors que je suis forte » aurait pu dire sainte Jeanne d’Arc à la suite de l’Apôtre (2 Cor. 12, 20), car « ce qu’il y a de faible dans le monde, voilà ce que Dieu a choisi pour couvrir de confusion ce qui est fort » (1 Cor. 1, 27). L’évêque du Puy commentait l’an dernier cette parole de saint Paul ainsi : « Quand il s’agit de transformer notre monde en un monde plus juste et plus beau, Dieu a toujours des projets audacieux, et il les réalise souvent avec les petits et les faibles »[63].
Signature de la Sainte
Jeanne, tout comme Marie, incarne puissamment le choix de Dieu. À la suite de la Sainte Vierge, la Pucelle devient « l’expression du ‘‘génie féminin’’ »[64], se faisant de manière éclatante « la servante du Seigneur » (Lc 1, 38). Et se mettre au service de Dieu, c’est toujours se mettre au service des hommes, tandis que l’inverse n’est pas vrai.
La Pentecôte, par El Greco (1600), musée du Prado à Madrid
En cette Octave de la Pentecôte, laissons-nous enfanter par le Christ dans l’Esprit Saint afin de Le faire renaître en notre terre de France : oui, que le Saint-Esprit couvre de son ombre le Royaume de Marie, comme Il avait jadis recouvert le corps immaculé de Notre-Dame, pour une renaissance du noble Royaume de France !
Notre-Dame de Pentecôte, priez pour la France ! Faites refleurir le Royaume des lys !
Sainte Jeanne d’Arc, Patronne secondaire de la France, priez pour votre patrie terrestre !
R.P. Clément de Sainte-Thérèse +
[1] Cette fête liturgique existait déjà en Pologne ce même lundi de Pentecôte.
[2] Sont appelés Pères de l’Église les auteurs ecclésiastiques remplissant, selon S. Vincent de Lérins (que l’on fête ce 24 mai), quatre critères distinctifs : l’orthodoxie de leur doctrine, la sainteté de leur vie, l’approbation de l’Église et l’ancienneté.
[3] Pascal-Raphaël Ambrogi, Dictionnaire encyclopédique de Jeanne d’Arc, Desclée de Brouwer, 2017.
[4] La « femme forte » est décrite dans le livre des Proverbes : « Cette femme forte, qui la trouvera ? Sa valeur surpasse de beaucoup celle du corail… » (Pv 31, 10 sv).
[5] Le respect dû à ses parents sera évoqué lors de son procès car elle partit à Chinon contre la volonté paternelle. Mais Jeanne répondra qu’« il vaut mieux obéir à Dieu qu’à ses parents » (Procès de condamnation), et rappellera qu’elle avait écrit à son père pour lui demander pardon.
[6] « Être surnaturel en qui la beauté prend sa source dans l’innocence, la gloire dans la vertu », dira d’elle le futur cardinal Pie dans son éloge du 8 mai 1844, prononcé dans la cathédrale d’Orléans. Il poursuit ainsi : « Par l’esprit et par le cœur, je ne connais rien de plus chrétien et de plus français que Jeanne d’Arc, rien de plus mystique et de plus naïf ; en elle la nature et la grâce se sont embrassées comme sœurs ; l’inspiration divine a laissé toute sa part au génie national, tout son libre développement au caractère français ; c’est une extatique chevaleresque, une contemplative guerrière ; elle est du ciel et de la terre ».
[7] Examen de virginité à Domremy et à Vaucouleurs.
[8] Cf. Procès de réhabilitation.
[9] Cf. Procès de condamnation, 8ème séance (21 février 1431), premier interrogatoire après le serment.
[10] Benoît XVI, audience générale du mercredi 26 janvier 2011.
[11] Nous le savons par l’auteur du Breviarium historiale, un clerc français qui vivait à Rome, attaché peut-être à la personne du Pape Martin V. « Un jour, écrit-il, la Pucelle demanda au roi de lui faire un présent. La prière fut agréée. Elle demanda alors que le royaume de France fût le présent sollicité : le roi étonné le lui donna après quelque hésitation, et la jeune fille l’accepta ; elle voulut même que l’acte en fût dressé et lu par les quatre secrétaires du roi. La charte rédigée et lue à haute voix, le roi resta un peu ébahi, lorsque la Pucelle le montrant à l’assistance dit : ‘‘Voilà le plus pauvre chevalier du royaume !’’ ; et après un peu de temps, en présence des mêmes notaires, disposant en maîtresse du royaume de France, elle le remit entre les mains de Dieu tout-puissant. Puis au bout de quelques autres moments, elle investit le roi Charles du royaume de France. De tout cela elle voulut qu’un acte solennel fût dressé par écrit » (R.P. Jean-Baptiste Ayroles s.j., La vraie Jeanne d’Arc, E. Vitte, 1894).
[12] C’est du reste ainsi qu’elle est invoquée dans les Litanies à sainte Jeanne d’Arc approuvées par l’évêque de Blois en 1960 : « Sainte Jeanne d’Arc, docile à l’appel de Dieu et exemple de fidélité à la vocation, priez pour nous ! ».
[13] Me Jacques Trémolet de Villers, Jeanne d’Arc – Le procès de Rouen, Les Belles Lettres, 2016.
[14] Mgr Luigi Ventura, Nonce apostolique en France, préface au Dictionnaire encyclopédique de Jeanne d’Arc précité (4ème de couverture).
[15] Ibid., 17 mars 1431.
[16] Ibid., 31 mars 1431.
[17] Ibid., 24 mai 1431.
[18] Benoît XVI, loc. cit.
[19] Benoît XVI, loc. cit.
[20] Il est l’auteur d’un célèbre drame médiéval intitulé : « Le Mystère de la Charité de Jeanne d’Arc » (1897).
[21] Benoît XVI, loc. cit.
[22] Pie XI, lettre apostolique Galliam Ecclesiæ filiam primogenitam (1922) § 2.
[23] « Jésus, voyant sa mère, et auprès d’elle le disciple qu’il aimait, dit à sa mère : ‘‘Femme, voilà ton fils’’. Puis il dit au disciple : ‘‘Voilà ta mère’’. Et, dès ce moment, le disciple la prit chez lui » (Jn 19, 26-27).
[24] « Alors les principaux sacrificateurs et les anciens du peuple se réunirent (…) et ils délibérèrent sur les moyens d’arrêter Jésus par ruse et de le faire mourir » (Mt 26, 3-4).
[25] Constitution dogmatique sur l’Église Lumen gentium (1964) § 8.
[26] Benoît XVI, loc. cit.
[27] Procès de condamnation, 14 mars 1431.
[28] Procès de réhabilitation, déposition de Jean Massieu, huissier.
[29] André Malraux, discours prononcé à Rouen le 31 mai 1964 à l’occasion des fêtes johanniques.
[30] Trois miracles seront plus tard retenus lors de son procès en béatification, et encore trois autres pour sa canonisation.
[31] Bref Rem tu amptam de Léon XIII adressé au R.P. Ayroles pour son ouvrage : Jésus-Christ Roi : point culminant de la mission de Jeanne d’Arc (1894).
[32] La sentence de nullité sera rendue le 7 juillet 1456.
[33] Serviteur ou Servante de Dieu qui a pratiqué les vertus chrétiennes de manière héroïque.
[34] La loi de séparation des Églises et de l’État en France date de 1905.
[35] C’est l’expression du cardinal Touchet (1848-1926), l’évêque d’Orléans surnommé « l’évêque de Jeanne d’Arc » parce qu’il fut l’artisan de son procès en canonisation.
[36] Cf. au Journal officiel la loi du 10 juillet 1920.
[37] Pascal-Raphaël Ambrogi, loc. cit.
[38] Discours à la Chambre des Députés en 1919 présentant le projet de loi visant à instituer une fête nationale en l’honneur de Jeanne d’Arc.
[39] Message de Jeanne aux Anglais du 29 avril 1429, lors du siège d’Orléans.
[40] Imitation de Jésus-Christ, livre III, chap. 43 : « La science vaine et profane », § 3.
[41] Jean-Paul II, lettre Divini amoris scientia du 19 octobre 1997 (§ 1), proclamant sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus et de la Sainte-Face Docteur de l’Église universelle.
[42] Cf. Mgr Maurice de Germiny, homélie prononcée lors des fêtes johanniques à Orléans le vendredi 8 mai 2009 : « Il semblerait juste et bon que Jeanne d’Arc soit déclarée Docteur de l’Église universelle, rejoignant ainsi Catherine de Sienne, Thérèse d’Avila, Thérèse de Lisieux ».
[43] Jean-Paul II, op. cit., § 7.
[44] Paul VI, discours du 4 octobre 1970 pour le doctorat de sainte Catherine de Sienne.
[46] Ayroles, Jésus-Christ Roi, op. cit., p. 42.
[47] Cf. Pie XI, encyclique Quas primas du 11 décembre 1925 instituant la « fête de Notre-Seigneur Jésus-Christ Roi » et ordonnant qu’on récite ce jour-là la consécration du genre humain au Sacré-Cœur de Jésus (§ 19), pour rappeler que le règne du Christ est d’abord un règne d’amour. On s’étonne toutefois qu’une encyclique consacrée à la royauté du Christ ne fasse aucune mention de sainte Jeanne d’Arc !
[48] Cf. Ibid., § 13 : « Les hommes ne sont pas moins soumis à l’autorité du Christ dans leur vie collective que dans leur vie privée ».
[49] Ibid., § 14.
[50] En 1412 régnait le Pape Grégoire XII (1406-1415), auquel s’opposaient deux antipapes : Benoît XIII, à Avignon, et Jean XXIII, à Pise.
[51] Mgr Henri Delassus, La mission posthume de sainte Jeanne d’Arc et le règne social de Notre-Seigneur Jésus-Christ, Desclée de Brouwer, 1913.
[52] Pierre Virion, Le mystère de Jeanne d’Arc & la politique des Nations, Téqui, 1972.
[53] Gabriel Hanotaux, Jeanne d’Arc, P. Hachette & Cie, 1911.
[54] Jean-Jacques Brousson, Les fioretti de Jeanne d’Arc, Flammarion, 1931.
[55] Jean-Paul II, audience du 26 novembre 2001.
[56] Jean-Paul II, lettre aux Femmes Mulieris dignitatem (1988) § 17.
[57] Dom Gaston Aubourg, Entretiens sur les choses de Dieu, Nouvelles Éditions Latines, 1965.
[58] Procès de condamnation, op. cit., p. 228.
[59] Benoît XVI, loc. cit.
[60] Citation rapportée par Pascal-Raphaël Ambrogi, loc. cit.
[61] Ste Thérèse de l’Enfant Jésus et de la Sainte-Face, Histoire d’une âme, Ms B, fol. 2 v°.
[62] Benoît XVI, loc. cit.
[63] Mgr Luc Crépy, évêque du Puy, sermon du 14 mai 2017 prononcé dans la cathédrale d’Orléans à l’occasion des fêtes johanniques.
[64] Jean-Paul II, Lettre aux Femmes du 29 juin 1995.
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